Journaliste spécialisée, je grogne régulièrement à la lecture d'articles sans méthodologie, mais avançant des propos discutables, voire bullshitesques. Voilà pourquoi je crée [L'instant débunkX], une chronique où je décrypte les rouages dysfonctionnant de ces contenus. Aujourd'hui, un article issu de "50/50 Magazine".


Les affaires French Bukkake et Jacquie et Michel ont permis de dénoncer - enfin ! - les agissements criminels (viols, actes de torture, proxénétisme, etc.) de producteurs de pornographie trash. Depuis, le X est devenu l'objet à abattre. Et une importante "littérature" se déploie quotidiennement pour le dézinguer. Avec [L'instant débunkX] - l'anglicisme débunker signifie "démythifier" - je vous propose un décryptage d'articles sur la pornographie se présentant sous une forme journalistique quand ils proposent un contenu erroné, non sourcé, non étayé, voire factuellement faux. Une information vérifiée est importante dans tous les domaines, peut-être plus encore sur des sujets à la fois politiques et tabous comme le porn.Bonne question, on remercie Alan Moore de nous l'avoir posée. Crédits : David Masters/Flickr
J'ai retenu la leçon d'Alan Moore, et moi aussi je me demande régulièrement "Who watches the Watchmen ?" N'hésitez donc pas à me signifier mes erreurs ou mes imprécisions, le cas échéant. Autre point important : mon propos n'est pas personnel, je ne dénonce pas les auteurs et autrices à l'origine des contenus mentionnés ; je démonte les rouages dysfonctionnels de certains écrits pour une information plus juste et plus accessible.
A l'occasion de cette première édition de [L'instant debunkX], j'aimerais lire avec vous cet article en date du 5 décembre, paru dans 50/50 Magazine, signé par Florence-Lina Humbert, "responsable associative dans le domaine des droits des femmes, lutte contre les violences conjugales, les trafics humains, l'excision, etc.", nous dit sa fiche sur les Expertes, "un annuaire qui vise à améliorer la visibilité des femmes dans l'espace public et les médias".
Article en date du 5 décembre 2022. Capture d'écran réalisée le 07.12.2022 à 17h.
Le titre appelle d’emblée à l'action, il faudrait interdire la pornographie au motif que celle-ci broierait les femmes et les enfants. Les mots sont forts, on est d'entrée sur le registre du législatif ("abolir"), de la symbolique sensationnelle ("machine à broyer") et de la recherche de compassion ("les femmes et les enfants"). La "machine à broyer" implique également une intentionnalité : la pornographie existerait pour détruire ses victimes supposées.
Pièce obscure. La photographie, non légendée et non créditée, est clairement choisie pour le pathos qu'elle dégage : une petite fille, seule, serrant contre elle une peluche, assise sur un escalier de béton dans une pièce obscure et salle. Immédiatement, le lecteur fait le lien avec le titre et envisage l'enfant en potentielle victime de producteurs de pédopornographie. Cette mise en scène fait appel à notre empathie, à un sentiment probable d'injustice, à la nécessité d'agir ("abolir la pornographie", donc, pour que cette petite fille, probable victime, soit sauve - comment est-il possible de faire autrement ?).Les photos sont les premières entrées à la lecture d'un article. Crédit : Khara Woods/Unsplash
D'ailleurs, l'attaque du "chapô" (ces quelques lignes en gras qui débutent l'article) confirme l'intention : "Quoi de plus scandaleux que la pédopornographie ?" Ben oui : je suis d'accord, vous êtes d'accord, on est tous d'accord. Il s'agit d'une figure rhétorique permettant, là encore de positionner le lecteur du côté des "bons", à savoir, ceux qui vont condamner le crime - à savoir encore, la pornographie. Trois phrases de 565 signes nous expliquent en quoi il est évident qu'il faut condamner la pédopornographie (mais si c'est évident, alors, pourquoi l'explique-t-on ?).
S'en suit un long article qui mélange allègrement deux types de victimes, les enfants et les femmes. Il convient pourtant de les distinguer, non pas pour minimiser la douleur ou la détresse d'un groupe ou d'un autre mais pour savoir précisément de quoi on parle.
Ainsi, la pornographie est à ce jour une activité légale pour les personnes majeures. Ce qui ne l'est pas, ce sont les viols, actes de torture, de séquestration, les menaces, les chantages qui peuvent être perpétrés par certains producteurs. La pédopornographie est un acte criminel que le code pénal évoque dans un ensemble d'articles (211-1 à 227-33) intitulés "Des crimes et délits contre les personnes".
Le fait, en vue de sa diffusion, de fixer, d'enregistrer ou de transmettre l'image ou la représentation d'un mineur lorsque cette image ou cette représentation présente un caractère pornographique est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende. Lorsque l'image ou la représentation concerne un mineur de quinze ans, ces faits sont punis même s'ils n'ont pas été commis en vue de la diffusion de cette image ou représentation.
La pédopornographie est un acte criminel puni par la loi. La pornographie entre adultes consentant est, elle, légale. Crédit : Tingey Injury Law Firm/
Si je me résume : la pornographie, c'est légal ; la pédopornographie, c'est illégal. Impossible, dès lors, de les envisager sur un même plan.
Maintenant, voyons comment l'article étudié lie pédopornographie et pornographie. Selon l'autrice, l'industrie du porno recruterait les "victimes de violences sexuelles dans l'enfance et l'adolescence", qui sont "suffisamment dissociées de leurs corps pour accorder aux opérateurs de cette industrie cet abandon de soi nécessaire à l'accord qu'elles donnent à des viols répétés. L’industrie du porno capitalise donc directement sur le traumatisme psycho sexuel et prospère sur le consentement vicié de victimes de pédocriminalité, d’anciennes enfants violées".
Producteurs pourris. Je travaille sur les sexualités depuis plusieurs années. J'ai écrit un livre avec la pornographe Olympe de Gê intitulé Jouir est un sport de combat (Larousse, 2021). Dans mon entourage, des travailleurs et travailleuses du sexe réalisent de la pornographie ou en sont des performers. Nous en discutons régulièrement.
Si tous condamnent la pédopornographie, le porno trash et violent, les tubes gratuits, les producteurs pourris - et s'affirment solidaires des victimes des affaires French Bukkake ou Jacquie et Michel, tous vous diraient également que non, ils et elles ne sont pas de pauvres victimes ; qu'ils et elles n'ont pas vécu d'épisode de pédocriminalité et ne sont pas "dissociés", mais au contraire "en puissance" (pour citer Olympe de Gê) dans leur choix d'activité.
L'autrice de l'article sus-cité a totalement raison quand elle affirme que le consentement des victimes des affaires Jacquie et Michel et French Bukkake devrait être invalidé "du fait de la distorsion du rapport de forces entre elles et les personnes, producteurs, réalisateurs ou acteurs qui requéraient ces consentements". Mais ce qui est vrai dans un cas ne saurait créer une généralité. Et il convient - même pour servir une cause juste - de contextualiser, d'entendre les différents protagonistes avant de condamner un milieu, une profession, des individus.
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Crédits - Header : Oleg Laptev /Unsplash.
Photo de profil : Hélène Muffarotto // La photo d'ampoules est de Jenn /Unsplash