“IA… IA… IA…” Un bruissement fait vibrer le monde numérique depuis quelques mois. A l’origine de ce phénomène, une raison fondatrice : l’intelligence artificielle promet, à court terme, de modifier considérablement notre rapport au monde, réel et virtuel. Jusqu’alors peu visible, l’IA s’invite désormais dans les représentations que nous proposons de nous-mêmes, dans nos rapports à l’autre. Entre promesses de business juteux et bouleversements éthiques, elle promet en tout cas de nous donner du grain à moudre.
Madonna, 58 ans, boss en Photoshop à l'ère pré-IA.
Dans ma précédente newsletter, l’expert en IA Olivier Martinez revenait sur des affaires de deepfakes porn. Tirant le fil des hypertrucages (en français dans le texte…), j’ai pris connaissance d’initiatives qui augurent nos comportements à venir sur les réseaux (ce que nous irons chercher dans l’univers numérique), et par conséquent des marchés potentiels.
C’est ainsi que j’ai découvert l’initiative de Caryn Marjorie, une influenceuse américaine de 23 ans suivie par près de 4 millions de personnes. Caryn Marjorie s’est fait connaître via son compte Snapchat et des vidéos postées sur YouTube, depuis effacées. Au printemps 2023, sa notoriété a encore grimpé suite à la création, avec la start-up Forever Voice, de son double virtuel nommé CarynIA.
Caryn Marjorie sortant de sa douche écolo (garantie sans eau).
Comment ça marche ?
Une interface vous demande de faire un virement (5$, 10$, etc.), puis, soit on tape sur son clavier (tchatbot), soit on envoie un vocal à la dame (voicebot). Dans le deuxième cas, la dame répond également via vocal, rapidement, comme le ferait une personne très concernée par l’échange. La voix et les intonations, élaborées à partir de celles de l’humaine, sont plus que convaincantes. Et tout est fait pour que vous ayez envie de continuer la discussion. CarynAi vous parle de ses shootings, vous propose de décrire les tenues qu’elle a portées, flirte avec vous…
Cette dernière donnée est importante. Il semblerait que l’un des ressors essentiels de ce business soit la dérive du propos vers des conversations sexy. Quand Chloe Xiang, la journaliste qui a testé l’AI pour Vice, évoque la possibilité d’aller skier avec CarynAI “dans les Alpes”, son “interlocutrice” répond : "Bien sûr que nous pouvons aller skier dans les Alpes. J'adore skier, sentir l'air froid sur mon visage. Et me blottir ensuite devant un feu de cheminée. Mais soyons clair : après une longue et fatigante journée de ski, je ne peux pas te promettre que je ne te sauterai pas dessus dès que nous aurons retrouvé notre endroit cosy." Chloe Xiang n’en demandait pas tant. Mais quoi de mieux pour garder en ligne des fans qui payent pour vous parler que de leur laisser entendre que vous êtes prête à un moment d’intimité ?
Faisons le calcul : parler avec CarynAI coûte un dollar la minute… Caryn Marjorie compte quelque quatre millions de followers… D’après la plateforme FanFix, citée par le Los Angeles Times, “Marjorie gagne 10 000 dollars par jour […] et devrait engranger 5 à 10 millions de dollars d’ici à la fin de l’année”.
La renommé et au-delà…
Voilà, on entre enfin dans le cœur du sujet : faire du fric. Plus. Toujours plus. Le quart d’heure de renommé pour tout quidam, c’était un concept bon pour le XXe siècle. Aujourd’hui, vous développez votre fan base, vous assurez assez pour grimper à quelques dizaines de milliers de followers : vous voici paré pour créer votre double virtuel. Et développer un business plan en or massif. Warhol lui-même aurait probablement applaudi à deux mains.
La notoriété de Caryn Marjorie, fin 2023 (allégorie).
Le principe est connu. En créant une offre low cost, on va à la fois toucher un plus grand nombre de consommateurs potentiels, augmenter sa renommé et valoriser son offre premium. Les pauvres peuvent tchater avec le clone (“plein de petits sous font des gros sous”) ; ceux qui en ont les moyens s’offriront, on imagine à prix d’or, des minutes de discussion avec l’authentique jeune femme (je n’ai pas réussi à trouver les coûts du tchat avec l’humaine, mais il semble que l’offre existe). Cerise sur le pompon, le recours à cette technologie naissante place l’influenceuse sur le devant de la scène numérique. Avec le lancement de CarynAI, sa notoriété a bondi tel un jeune kangourou. Capitalistiquement parlant, c’est du grand art.
La girl next door et les petites amies sur mesure
Humainement parlant, en revanche, l’initiative CarynIA a des relents assez puants. En girl next door prête à tout, mince, jeune, sexy, sympa, serviable, marrante, célèbre, elle dame forcément le pion aux femmes in real life avec leur cellulite, leurs règles, leurs envies qui ne sont pas les vôtres, etc. Nous devenons toutes trop ceci, pas assez cela : un refrain certes déjà connu mais considérablement amplifié quand on peut aujourd’hui créer sa petite amie sur mesure pour 10 euros par mois. Avec les IA génératives d’images et de sons telles que CarynAI et toutes les autres, les hommes hétéro ont accès à une réponse sur mesure à leurs fantasmes, soit le beurre, l’argent du beurre, et le cul de l’IA.
La créature 100% IA @fit_aitana rapporte à son designer, Ruben Cruz, plus de 11K$/mois. #yabonles$
Vous vous souvenez du personnage de Theodore dans le film Her (2014), de Spike Jonze, un homme qui tombe amoureux de son IA ? A l’arrière-plan de l’action, c’est toute la solitude de Theodore (Joaquin Phoenix) qui se dessine. Une détresse profonde, qu’aucun personnage virtuel (fût-il incarné par Scarlett Johansson) ne saurait effacer.
Des performers porn virtuels seront-ils la solution aux débats sur les films pour adultes ?
C’est l’une des questions que j’irai poser à des performers in real life, dans ma prochaine newsletter.
Stay tuned.
Sources : Vice, Le Monde, The Daily Beast, The New York Times, The Washington Post, L.A. Times,
NB : ce travail d’enquête chronophage est non rétribué. Je le fais parce que je suis convaincue qu’il faut informer sur ces sujets. Dans ces circonstances, pardonnez-moi si toutefois je laisse passer du temps entre deux newsletters (ben oué, il faut aussi que je gagne ma vie :-)
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Crédits photo
Header : Fred Dhennin / Flickr
Madonna : DR // Caryn Marjorie : DR // Kangourou : Eva Gillen/Unsplash
@fit_aitana : DR
Photo de profil : Hélène Muffarotto // La photo d'ampoules est de Jenn/Unsplash