J'ai récemment quitté Instagram. En cause, la censure exercée par les réseaux sociaux sur les sujets de l'intime - particulièrement la sexualité, vous vous en doutez... Pourquoi ces thèmes sont-ils importants ? Pourquoi sont-ils rejetés par les plateformes ? Quel impact ? Éléments de réponses.


Le sexe, ce n’est pas comme la pétanque ou la pratique des amigurumis: pas besoin de pratiquer pour en (entendre) parler. Prenez un reportage sur la vie en Ehpad : neuf chances sur dix qu’on demande « aux papys et aux mamies » (aka aux hommes et aux femmes), s’il y a parmi eux « des amoureux », s’il se passe « des choses ».
Amiguris de Kakotille Maillalenvers (1).
D’ailleurs – malheureusement – vous pourriez aussi bien interroger un môme de moins de 14 ans (plus de 60 % d’entre eux a déjà été en contact avec du porno) : il aurait beaucoup de choses à vous dire.
Jusqu’au début du XXIe siècle, la sexualité et les sujets de l’intime ont été majoritairement ignorés dans l’espace public. Objets de plaisanterie, on les sortait éventuellement des placards pour en faire des papiers d’été dans les magazines, avec une sorte de mot d’ordre impensé : rester léger, donner envie – et surtout, surtout, ne pas bousculer le politiquement correct.
Pour les aficionados, la littérature assurait un accès vers des lieux imaginaires de sensualité et de liberté. Et si vous aviez besoin de concret, alors il était possible de passer le rideau rouge d’un sex-shop.
Avec la loi Neuwirth, en 1967, qui légalise l’usage des contraceptifs (notamment la pilule) et la révolution de 1968, la société s’empare de sa sexualité. Contrairement à l’image qu’on peut en avoir aujourd’hui, ce n’est pas non plus la fiesta à tous les étages. Disons pour être plus près de la réalité que les corps (des hétéros) sont en mesure de se rencontrer davantage :"Le désir sexuel était autorisé même en dehors de sentiments amoureux", témoigne ainsi Danielle dans une émission de France Inter. Pour autant, le sexe n’est toujours pas un sujet comme les autres.
La VHS, dans les années 80, la généralisation des vidéo-club et le film X mensuel sur Canal+ dès 1985 vont participer à banaliser la sexualité en tant que sujet de société. Les ados doivent, eux, attendre les années 1990, et l’émission de Doc et Difool, Lovin Fun, pour avoir un espace à eux sur ces sujets : un premier pas vers la chute du tabou autour des questions du sexe, croit-on alors.
Mais les choses ne se sont pas passées comme ça…
Si l’ère des blogs a créé des territoires propices à l’expression sur les questions de l’intime, ce sont surtout les réseaux sociaux qui, dans les années 2000, ont donné une place à des prises de parole informatives et libératrices. On ne compte plus aujourd’hui les comptes qui donnent accès à une information fiable réalisée par des experts et des expertes (coucou Charline !).
Pour autant, le tabou n’est pas tombé avec l’accès global à Internet, comme on l’envisageait. Les idées conservatrices – voire saumâtres – autour desquelles notre monde se déploie y sont probablement pour quelque chose. États-Unis, Argentine, Italie, France, Hongrie, Pologne, République tchèque… Autant de pays (liste non exhaustive) qui pratiquent une politique populiste peu favorables aux idées neuves, aux espaces de liberté individuelle.
Image d'illustration (parce que je ne voulais pas mettre Trump ou Xi Jinping.
Contrôler l’intime, c’est prendre la main sur les individus, sur ce qu’ils ont de plus personnel. Pour ce faire, il convient d’emballer la chose dans un storytelling validé par le plus grand nombre de manière à s’assurer une durée de vie plus importante que celle d’un gouvernement français de 2024-2025 (joke).
Parmi les options les plus utilisées par les dictateurs chefs d’Etat, la mise en avant…
des besoins du “peuple” ; exemple : la Chine, “dictature démocratique populaire” selon sa constitutions a ainsi pratiqué des avortements et des stérilisations forcées dans le cadre de la politique de l’enfant unique entre 1979 et 2015 ;
d’une “volonté divine” ; exemple : Trump a ainsi justifié la décision de la Cour suprême d'annuler le droit à l'avortement, en 2022.
L’important est de choisir une cause fédératrice et suffisamment floue pour rameuter tous azimuts – qui voudrait être contre le peuple et/ou dieu ?
Une mini-série documentaire intitulée Twin Flames : un troublant univers de rencontres (merci Mathilde :-) illustre très clairement la force d’un pouvoir – en l’occurrence celui d’un gourou – qui soumet des personnes en façonnant leur intime.
Jeff "Divine", créateur de Twin Flames (Capture d'écran)
Le Twin Flames Universe est une communauté en ligne qui cible des femmes en recherche de leur amoureux. Le contrôle sur la vie personnelle (sentiments mais aussi sexualité, rapports au quotidien) exercé particulièrement par Jeff, le grand manitou, met en lumière à quel point il peut être difficile de savoir ce qui est bon pour soi, particulièrement quand on est en détresse. Vulnérable, la “cible” reçoit la parole de la personne qui se pose en expert sans plus d’esprit critique. S’ensuit un rapport croissant de domination (ici à des fins financières) créant une dépendance des personnes soumises au gourou : personne ne veut décevoir Jeff dont toute parole est sacrée (le gars se voit d’ailleurs comme la version de Jésus du XXIe siècle, rien de moins).
L’intime regroupe un ensemble de thèmes (rapports de genres, pratiques sexuelles, rapports à nos corps, transidentités, avortement, plaisir, etc.) où s’exercent des rapports de domination qu’il me semble important de dénoncer. Si vous avez 1’57”, je vous invite à regarder ces témoignages de femmes sur les rapports contraints au sein du couple. Vous me direz : c’était une autre époque. Pourtant, 52% des femmes âgées de 18 à 49 ans déclaraient, début 2024, qu’il leur arrive de faire l’amour sans en avoir envie (2). Car si l’émancipation financière des femmes est réelle, nombre d’entre elles restent dans une dépendance à leur conjoint (parce qu’elles ont choisi de rester au foyer ou parce que leur salaire ne leur permet pas d’être autonomes) : comment dès lors se refuser à celui qui tient les cordons de la bourse ?
Marche des fiertés, Stuttgart, Allemagne, date inconnue. (Photo de Christian Lue/Unsplash)
Ceci n’est qu’une illustration parmi mille autres de l’aspect politique des sujets de l’intime. J’aurais aussi pu évoquer les agressions et meurtres de personnes trans - qu’est-ce que ça peut bien foutre à Trump que 2% des Américains vivent une transidentité ? (3) - la fin des politiques de diversité (personnes racisées, handi, lgbt+) au sein des grandes entreprises américaines ; ou encore, en France, la préoccupante croissance du nombre de jeunes hommes qui estiment qu'il est normal que les femmes s'arrêtent de travailler pour s'occuper des enfants (4).
Écrire sur l’intime en tant que journaliste, c’est observer l’ensemble de ces sujets. C’est en donner un regard documenté, vérifié et critique. Plus on s’approche de thèmes qui touchent à la sexualité, plus il est complexe de diffuser une parole. Pourquoi ? Parce qu’on est censuré. J’ai fait le choix de sortir d’Instagram parce que je ne pouvais plus souffrir les propos burnés de Mark Zuckerberg (drôle de manière d’être virile que celle qui consiste à se mettre en position de petit canard de Trump…) mais aussi parce que les circonvolutions langagières pour tenter de passer un message me devenaient insupportables. Sur Insta (et tous les autres RS de meta), on écrit “seksualité”, “cl*t0ris” et même “vi0l”. Impossible sinon de passer le moindre propos. Ce qui m’a amenée à des exercices de style invraisemblables quand il s’est agi d’écrire sur les viols de Mazan (5). Les personnes qui postent sur leur AK-47 ont moins de problème que moi.
En parallèle des influenceurs, les rédactions des principaux journaux progressistes ont désormais leurs journalistes spécialisés sur les questions de l’intime, dont la sexualité. Pour autant, ces sujets restent à part, et traités avec des pincettes. C’est embêtant pour moi, bien sûr. Je me dis régulièrement que je vais arrêter tout ça et ouvrir un AirBnB dans la Creuse. Mais c’est surtout embêtant pour vous. Qu’on ait une sexualité ou pas, l’information sur les points évoqués ci-dessus est une clé essentielle vers plus de maturité avec soi-même et dans ses rapports intimes. Plus d’esprit critique sur ce qui est bon pour soi.
Plus de liberté, en somme.
(1) Les amigurumis sont disponibles ici.
(2) Etude Ifop pour Lelo, 2024.
(3) Etude Statista, 2023.
(4) Un homme sur quatre chez les 35-35 ans, HCE, 2024.
(5) Je sais d’expérience que nombre d’entre vous ne trouveront pas cette newsletter qui sera classée dans leur boîte de spam à cause des termes que j’emploie.
Toutes mes informations sont vérifiées.
Si vous constatez une erreur, n’hésitez pas à me le faire savoir.
Cette newsletter a demandé une dizaine d’heures de travail. Elle n’est pas rétribuée.
Je m’y attelle parce que je crois que les sujets qui y sont traités sont essentiels.
En lui donnant de la visibilité, en la partageant, en la commentant, vous lui permettez d’exister.
Je vous en remercie.
Linkedin // Linktree
Photo de profil : D.R. // La photo d'ampoules est de Jenn/Unsplash
Photo de une : Alfred Gescheidt d’après Saul Steinberg (1955).