C'est sextra

Le sexe, tout le monde en veut, mais personne ne veut s'y coller quand il faut y penser. Alors ? On en cause ?

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Par Stéphanie Estournet
9 mai · 5 mn à lire
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[DeepfaXes 3/3] L'IA est-elle l'avenir du X ?

Pour ce dernier épisode de ma série sur intelligence artificielle et sexualités, j'ai discuté avec des pornographes de leur ressenti face au bouleversement technologique en cours et des possibles impacts sur leurs créations.

Au cours des neuf premiers mois de 2023, quelque 113 000 vidéos réalisées avec de l’intelligence artificielle et proposant du contenu pornographique non consenti par la/les personnes représentées (deepfakes) étaient uploadées sur des plateformes dédiées, selon Wired – soit une augmentation de 22 % par rapport aux chiffres de 2022.

L’IA est de toutes les discussions. Et comme toujours quand une innovation point, la pornographie est aux première loges. Certains se souviendront peut-être du mythique évincement du format vidéo Betamax, au début des années 1980, au profit de la VHS, préférée par les producteurs de films X. Plus tard, à l’heure du numérique naissant, les consommateurs de films pour adultes ont été les premiers à bénéficier du streaming ou encore du paiement sécurisé en ligne. C’est au tour de l’IA de chahuter le marché du porn – et d’éveiller la curiosité de ses performers.

Créer un deepfake : piece of cake !

Avant de discuter avec certains d’entre eux, j’ai eu envie de comprendre comment des lycéens avaient pu créer des deepfakes de filles de leur classe. Et quelles compétences sont nécessaires à la création des profils de plus en plus nombreux créés par l’IA - comme Anne Kerdi, conçue pour promouvoir la Bretagne. Pour ce faire, j’ai demandé à Léonard (son prénom a été modifié à sa demande) de créer des photos de jeunes femmes et des deepfakes. Codeur, il sait utiliser la ligne de commande ainsi que les outils de partage de code.

Capture d'écran de l'interface de création d'image de Léonard (décembre 2023, DR)Capture d'écran de l'interface de création d'image de Léonard (décembre 2023, DR)

Etape 1 - Dans un premier temps, Léonard a demandé à un moteur de recherche comment utiliser les logiciels nécessaires (le modèle d’IA générative et une interface simplifiant l’utilisation de ce moteur de façon facile). Cette mise en place lui a demandé moins d’une heure.

Etape 2 - Après cinq ou six essais avec des prompts différents (un prompt est un court texte dans lequel on dit ce qu’on veut mais aussi ce qu’on ne veut pas), Léonard aboutit à un résultat satisfaisant : un portrait de jeune femme tout ce qu’il y a de plus réaliste (ci-dessous, photo 1).

Lisa, l'une des créations de Léonard. (DR)Lisa, l'une des créations de Léonard. (DR)

Etape 3 - Léonard fournit à l’IA une image de la “personne“ qu’il va détourner et intégrer à la photo 1 qu’il vient de créer. Pour l’occasion, il a choisi de faire un deepfake de la Joconde. Et hop, le tour est joué (ci-dessous) !

Mona, la petite soeur de Lisa : photo 1 + la Joconde. (DR) Mona, la petite soeur de Lisa : photo 1 + la Joconde. (DR)

La même manœuvre aurait pu être réalisée avec votre photo ou la mienne sur un modèle avec des seins nus bonnet E ou dans n’importe quelle pose. « Ça demande juste une carte graphique récente », explique Léonard. Pour l’instant, les images à sujets complexes restent difficiles à générer. Mais s’il s’agit d’en créer une de votre voisin en train de laver sa voiture à poil, c’est techniquement à la portée de tous. Hyper simple – hyper flippant.

Quels impacts sur les représentations de l’intime ?

Est-ce que pour autant nous devons craindre de voir notre image malmenée sur nos réseaux ? Je n’ai pas de réponse. En revanche, à mesure que je vois les outils d’IA générative se déployer, je ne peux m’empêcher de me demander comment le milieu de la pornographie va évoluer. Les prises de position contre les films X, notamment suite à l’affaire French Bukkake, pourraient favoriser l’encouragement de la production de porno avec de l’IA plutôt qu’avec des êtres humains ceci dans l’idée de « protéger » les performers.

Alors que la porn star Riley Ried a récemment cocréé sa plateforme de conversation pour adultes, Clona.ai (on y échange des vocaux avec un robot qui a la voix de l'actrice), j’ai parlé d’IA avec des pros du porn français. Il et elles sont engagé.e.s dans une réflexion pour un porno plus beau. A ce titre, l’IA les concerne directement : parce que cette nouvelle technologie leur ouvre des portes de création et de business mais aussi parce qu’elle pose de nombreuses questions sur l’avenir du X.

Joss Lescaf, réalisateur et performer : « Avec un avatar, j’aurais l’impression de trahir mes fans. »

  • Requins. « Je ne crains pas pour mon droit à l’image. Avec 431 millions de vues de mes scènes rien que sur Pornhub, je ne serais pas dans un bureau mansardé si on m’avait versé ne serait-ce que quelques centimes à chaque clic. En revanche, toutes sortes de requins ont surgi avec l’émergence des plateformes [OnlyFans, Mym, etc.], qui s’imposent en intermédiaires. J’imagine qu’on va également les voir se greffer sur les business d’IA.

  • Genre. « En tant qu’homme, j’ai moins de business potentiel qu’une femme. Et donc, pas sûr que ça vaille le coup de se lancer dans le game de l’IA – même si, comme beaucoup de performers, j’ai déjà été démarché et que ma curiosité est éveillée.

Joss Lescaf, à Positano (Italie), en 2022. (DR)Joss Lescaf, à Positano (Italie), en 2022. (DR)

  • Loyauté. « Et puis il y a la relation que j’ai avec mes fans. Je reçois beaucoup de messages de personnes qui n’ont aucune idée de ce qu’est un avatar ou ce qu’on peut faire avec une IA. J’aurais l’impression de les trahir, de leur mentir si je leur proposais d’échanger avec mon avatar.

  • IRL. « En tant que réalisateur, je privilégie les situations excitantes qui font marcher le cerveau. Ça colle davantage avec la réalité. Et je suis convaincu qu’à terme, c’est ce qui parle le plus aux personnes qui regardent du porn – plus qu’une IA qui répond en tout point à un cahier des charges.

  • Limites. « Il faudra probablement attendre que certains soient allés trop loin avec l’IA pour poser des limites. Mais à terme, on pourrait envisager que les productions réalisées avec l’IA soient une catégorie, comme les hentais [mangas et animes à caractères pornographiques]. »

Suivre l’actualité de Joss Lescaf

Liza Del Sierra, réalisatrice et productrice : « Il y a un risque de multiplication des contenus violents et des représentations d’actes extrêmes. »

  • Brouteurs. « Je reçois dix messages par mois de personnes à qui on a tenté d’extorquer de l’argent en mon nom et avec mon image détournée. Encore récemment, ma belle-mère, qui est une élue, a reçu un deepfake : son visage sur mon corps. L’IA est très utilisée par les brouteurs [escrocs opérant sur Internet]. C’est épuisant de lutter pour simplement s’assurer qu’on utilise pas ton image pour escroquer des gens.

  • Soft porn. «  Pour autant, c’est un sujet qui m’intéresse : j’ai arrêté d’être performeuse il y a dix ans. Créer mon avatar pourrait être une solution pour continuer de me représenter sur les réseaux avec des images soft porn. En tant qu’entrepreneuse, le plus important est d’abord de savoir ce qui est le mieux pour mes fans.

    La réalisatrice et productrice Liza Del Sierra, en 2023. (photo : @dirtyharry)La réalisatrice et productrice Liza Del Sierra, en 2023. (photo : @dirtyharry)

  • Risques. « Il y a bien sûr un risque de voir mon image détournée. Je fais tout ce que je peux pour protéger les scènes dans lesquelles j’ai joué et les contenus que je crée. Mais tous les performers savent très bien que sur ce sujet, on n’a jamais le dernier mot. Je suis à plus de 5 milliards de vues sur les tubes, sans rémunération. J’ai bien conscience que ces plateformes trouveraient un bénéfice à héberger des vidéos mettant en scène mon avatar créé par des personnes mal intentionnées.

  • Fantasmes. « Avec l’IA dans le porn, le risque est que les contenus violents et la représentation d’actes extrêmes se multiplient. Et puis ce n’est pas une bonne chose de pouvoir représenter tous les fantasmes à la demande. Construire sa sexualité demande de prendre son temps, d’apprendre à se découvrir, à partager sa confiance, d’aller vers le lâcher-prise – particulièrement chez les moins de 25 ans. Soit l’opposé de l’efficacité du porno IA réalisé sur-mesure. »

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Lélé O, performeuse, cofondatrice de la plateforme audioporn VOXXX et présentatrice du Journal du hard (Canal+) : « Je m’inquiète pour les métiers de la création. »

  • Avatar. « Comme mon visage n’apparaît jamais que ce soit au Journal du hard ou lors de mes différentes performances, la question de l’avatar ne se pose pas pour moi. Mais l’IA m’intéresse pour ce qu’elle va apporter : la représentation de nouveaux kinks [pratiques sexuelles non conventionnelles, ndla], par exemple. Ces nouveaux horizons sont réjouissants. Mais avec le développement de l’IA, j’ai une grosse inquiétude concernant les métiers de la création : les acteurices, les scénaristes, les graphistes, etc.

    Lélé O, connue pour sa voix délicatement chaude. (DR)Lélé O, connue pour sa voix délicatement chaude. (DR)

  • Question. « Créer du contenu adultes avec des avatars, pourquoi pas... Mais va-t-on garantir protection et sécurité aux travailleurs et travailleuses du sexe (TDS) qui souhaitent continuer dans ce métier ? C’est finalement la seule question qui importe.

  • Job. « Une chose est sûre : les TDS sont des personnes adultes qui choisissent leur activité. Les personnes qui présentent l’IA comme un moyen de les ‘sauver’ se trompent d’angle. Le porno ne devrait pas être une souffrance. S’il l’est, c’est que quelque chose se passe mal et qu’il faut y remédier. L’IA devrait être un moyen de créer, pas de mettre un terme à des activités maltraitantes voire criminelles – là, c’est le job de la police et de la justice. »

Olympe de Gê, réalisatrice : «Le porno perdrait en nuances, en sensibilité. »

  • Consentement. « Quand on me parle d’utilisation de l’IA dans le porno, je pense immédiatement au consentement. Ce n’est pas parce que ce sont des images créées de toutes pièces qu’il faut évacuer la question : il est indispensable de recueillir le consentement des personnes représentées. Voir son image subissant des actes non consentis peut aussi être traumatisant.

  • Création. « D’un point de vue créatif, l’IA a un réel attrait. On pourrait s’affranchir des lois de la physique, aller vers des images poétiques. J’aimerais beaucoup créer des scènes érotiques chimériques, un univers tendre et fantastique.

    Olympe de Gê, en 2023. (DR)Olympe de Gê, en 2023. (DR)

  • Avatar. « Mais je ne me vois pas remplacer ma personne par mon avatar. Engager mon corps en tant que performeuse m’a permis de gagner en confiance en moi, de me réapproprier mon image. Un avatar, même hyperréaliste, n’aurait pas eu le même effet en ce qui me concerne.

  • Décalage. « Et puis je ne crois pas qu’on puisse se satisfaire d’images créées de toutes pièces. Les scènes avec de vrais corps sont déjà tellement formatées ! Comment faire le lien entre porno et sexualité dans la vraie vie s’il n’y a plus d’humains à l’écran ?

  • Tournages. « Avec un usage de l’IA dans le porno, on perdrait la magie des tournages. Sur un plateau, il se passe des choses inattendues, qui peuvent être belles. On perdrait beaucoup en sensibilité, en nuances – même si pourtant, en tant que réalisatrice, je planifie tout. »

Suivre l’actualité d’Olympe de Gê.

Usages anciens et anticipation

L’IA promet de bouleverser notre société du sol au plafond. Et en ce qui concerne la représentation des sexualités et de l’intime, les dégâts peuvent être considérables, étant entendu que si tout le monde ou presque regarde du porno, personne ne veut “mettre les mains dans le cambouis” et se poser les nécessaires questions éthiques qui devraient l’encadrer.

A l’occasion du premier épisode de cette série, l’expert en IA Olivier Martinez me confiait ne plus “croire à une seule image” qu’il voyait sur Internet. Pour ma part - et à titre strictement personnel - j’avoue avoir envie, concernant l’érotisme et la pornographie, de me rabattre sur des supports anciens : la littérature et la bande dessinée. Mais peut-être est-ce une affaire de génération. Gageons que l’avenir tirera les leçons des premiers pas du numérique, et sera en mesure d’anticiper une mise en place de bonnes pratiques…


NB : ce travail d’enquête chronophage est non rétribué. Je le fais parce que je suis convaincue de la nécessité d’’informer sur ces sujets. Dans ces circonstances, pardonnez-moi si toutefois je laisse passer du temps entre deux newsletters (ben oué, il faut aussi que je gagne ma vie :-)

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