Souvent, je renonce à poster un tweet que je viens d'écrire, un post IG pourtant prêt à être dégainé. Pas seulement parce que je travaille sur le sujet encore tabou des sexualités. Mécanisme très en place, cette autocensure m'interroge sur mon rapport à ma liberté d'expression. Mais aussi sur mon lien au monde.


Un dimanche de juin, guillerette à l’issu d’un concert parisien, je m’interrogeais : poster ou pas sur Insta/Twitter les quelques minutes de live que j’avais saisies ?
Je ne risquais rien du côté des dits réseaux - pas de tétons en vue, pas de poils pubiens. Non : à l’origine de cette question, l’un des membres du groupe, Hollywood Vampires, éminemment polémique puisque il s’agit de Johnny Depp. Peut-on écrire sur des sujets féministes comme je le fais, entretenir des liens réguliers avec de nombreuses femmes qui ont pris position contre l’acteur dans le cadre des procès Depp-Heard, et aller voir Depp au Zénith ?
La réponse est simple pour certain.e.s : Johnny Depp fait partie de ces hommes toxiques que la société patriarcale continue de protéger - auxquels elle donne pouvoir et célébrité tout en les validant dans leurs comportements. En conséquence, aller voir Johnny Depp sur scène serait inacceptable.
J’entends ce propos militant. J’entends la nécessité de laisser derrière nous les dangers publics, les tabasseurs, les baltringues en tout genre. Puis-je, cependant, amener un autre angle ?
J’écoute du rock chevelu depuis les années 1980. J’aime les guitares saturées, les murs d’enceintes en festival, les racks de Fender et de Gibson, et les médiators balancés en offrande à la fin du show. Les gens qui fréquentent ces concerts sont souvent bon enfant et drôles dans leur T-shirts de vétérans, maquillages goth, et accessoires cloutés bien sentis. Wayne’s World a longtemps été mon film doudou, et j’ai vu Iggy Pop et Flea nus sur scène.
Ce soir-là, au Zénith, jouait donc Hollywood Vampires, un all-stars band formé en 2015 par le chanteur gothique Alice Cooper, le guitariste d’Aerosmith Joe Perry (le riff de Walk this Way, c’est lui), et - donc - l’interprète de Jack Sparrow.
J’avais hésité à prendre des places. Les all-stars band, parfois ça le fait, parfois pas. Mais Alice Cooper m’a toujours fait marrer avec son décorum à têtes de mort. Et Joe Perry, ben c’est Joe Perry (ici, il faut imaginer l’un ou l’une des meilleur.e.s dans un domaine que vous kiffez). Ils ont l’un comme l’autre autour de 75 ans. Ils assurent, mais peut-être plus pour longtemps. Sad but true.
Le fait que Johnny Depp joue dans ce groupe était, au moment de prendre les places, le cadet de mes soucis. OK, ils sont potes, OK, le gars joue de la gratte et s’est fait faire des tatouages et se défonce à bloc. Niveau musique, face aux machines de guerre qu’il y avait sur scène, pas sûr qu’on le verrait beaucoup.
J’avais raison et j’avais tort. Depp tient des rythmiques très correctes. Mais forcément, face à Joe Perry, difficile de trouver sa place. D’ailleurs, il était la plupart du temps planqué à jardin. Si ce n’était les hurlements d’un tiers du public - féminin, moins de 25 ans, au bord de l’agonie - dès qu’il était mentionné par Alice Cooper, je ne suis pas sûre que j’aurais noté sa présence. C’est lui qui, au chant, a repris Heroes, de David Bowie : les ingé son ont fait le job pour limiter la casse, et le montage vidéo, lui, était très réussi.
Pour en finir avec la critique, la jeune personne qui m’accompagnait et moi-même avons passé un bon moment avec des dinosaures du rock, soit exactement ce qu’on venait chercher. End of the show.
Et donc, poster ou ne pas poster son enthousiasme sur Hollywood Vampires - featuring Johnny Depp - quand on écrit sur des sujets comme la pornographie féministe ? Je me suis, comme souvent, posé la question. Et comme souvent, je n’ai pas pris le risque. Je ne suis pas une personnalité publique, je ne me serais pas fait démolir ni rien. En revanche, il est à peu près sûre que ça n’aurait pas arrangé mes affaires au niveau relationnel de troisième ou quatrième rang - ces gens avec qui vous n’avez jamais parlé en direct mais qui ont une idée sur vous, voire un a priori. Et sur lesquels vous avez une idée, etc.
Cette autocensure, je la pratique mais la déplore depuis des années (le titre de cet article emprunte d’ailleurs à une chronique que j’ai tenue dans l’excellente revue Délibéré) sans pour autant trouver une ligne de conduite. Pourquoi ? Les raisons sont plurielles. Mais l’une d’entre elles, systémique, doit ici être mentionnée : il s’agit du rapport nécessairement déséquilibré entre la complexité de la réalité et la simplicité du message communiquant.
Je fais ici référence à la loi de Brandolini - qu’on pourrait rebaptiser loi de Trump : émettre une connerie prend quelques secondes ; démonter cette connerie et ses conséquences peut prendre des mois voire plus.
En allant au concert des Hollywood Vampires, mon intention était de passer une bonne soirée toute en madeleine à riffs saturés et folklore rock 80s. Le temps d’une soirée, j’ignorais l’affaire Depp-Heard, les mecs qui tabassent, les injustices du monde. Je faisais le choix du rock. Je faisais le choix de mon bon plaisir. Ce qui ne signifie pas pour autant que je renonçais à voir le monde tel qu’il est. Non. Je faisais juste une pause.
Les réseaux se nourrissant de tout sans égards, l’autocensure reste souvent notre dernier bouclier. Combien serez-vous à avoir lu cette newsletter, à connaître toute l’histoire plutôt que son point saillant - quand vous auriez peut-être été cinq fois plus si j’avais alors tweeté ou posté sur IG ?
Nos vies, nos prises de position, nos émotions sont complexes. Elles ne se résumeront jamais à quelques émoticônes assorties de quelques mots. De là à dire qu’à l’heure des réseaux, pour vivre heureux, vivons (encore plus) cachés, il n’y a qu’un clic.
Je vous embrasse.
https://youtu.be/8de2W3rtZsA
Et aussi :
Fake news, infox, théorie du complot. Historiennes, historiens en première ligne, in Le Cours de l’histoire (France Culture), de Xavier Mauduit, 2023
Le Bon Pote : Loi de Brandolini, doit-on répondre aux cons ? 2020
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