C'est sextra

Le sexe, tout le monde en veut, mais personne ne veut s'y coller quand il faut y penser. Alors ? On en cause ?

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Par Stéphanie Estournet
14 févr. · 5 mn à lire
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[L'instant débunkX] Lire ou bannir la new romance ?

Plébiscité depuis dix ans, le genre véhicule pourtant des stéréotypes de genre dans la continuité des contes de fées. Et si on le déconstruisait pour mieux comprendre ce qui nous y (dé)plaît ?

Il y a près de onze ans, en mars 2012, sortait chez l'éditeur Vintage Book, le roman qui allait faire swinguer les culottes : Cinquante Nuances de Grey, de la Britannique E. L. James. Les chiffres de vente de la planète Livres allaient exploser avec quelque 150 millions d'exemplaires écoulés en 2017 de ce qui était devenu une trilogie. Le genre, opportunément nommé "new romance " (tout ce qui est nouveau est digne d'intérêt, c'est bien connu) allait trouver rapidement sa place sur les tables des libraires mais aussi dans les rayons des supermarchés.

Ils sont blancs, ils sont beaux, ils s'aiment. Photo : DRIls sont blancs, ils sont beaux, ils s'aiment. Photo : DR

La new romance, kezaco ?

Les histoires d’amour ne datent pas d’hier, mais ce sont les éditions canadiennes Harlequin qui vont marketer le genre à partir 1949 (en France, il faudra attendre 1978 pour lire Un été pour s’aimer ou Emeraude comme vos yeux). Signe des temps, la new romance répond, au début des années 2010, à une demande d'histoires amoureuses plus pimentées que celles de ses aïeule. Comme jadis, on y flirte, on s'y cherche, on s'y amourache. Mais l'héroïne (à laquelle la lectrice est supposée s'identifier) a désormais le droit d'avoir envie du corps de l'amoureux, de sa peau, de ses lèvres.

Bien. Tant mieux. Vive l’amour et le désir ! Vive le romantisme sans cadeau parfumé ni pizza Chez Mario - ni lingerie rouge pour l’occasion (s’il vous plait, ne répondons plus à ce genre de diktats).

Les textes de l'acteur roumain Tudor Chirila, hot or not ? Photo : Radu Florin/UnsplashLes textes de l'acteur roumain Tudor Chirila, hot or not ? Photo : Radu Florin/Unsplash

Mais si la new romance a réactualisé ses “gabarits” de héros et d’héroïnes, elle n’en a pas pour autant balayé devant la porte de sa chambre. Et les clichés s’y enfilent comme les perles des colliers des héroïnes, dans la continuité de la princesse des contes de notre enfance qui devait être belle pour pouvoir prétendre entrer dans le game de la séduction. L’amour reste un deal économique : “moi, jolie, élégante et OK pour ouvrir les cuisses à la demande ; toi, fort et riche”.

Des éditeurs ont bien sûr saisi le filon de l’amour lgbtqi+ mais la catégorie hétérosexuelle reste surreprésentée. Et l'écrasante majorité des personnages - blancs - répondent aux standards de pouvoirs autour desquels le monde continue de tourner : une héroïne entre 18 ans et 35 ans (l'âge moyen des lectrices de new romance), complexée (probablement par son physique - alors qu’en vrai elle est tellement jolie tout le monde le sait, hein) ; un homme plus âgé (mais pas trop non plus), BGBJ (beau gosse, big job), panoplie de cartes de crédit, mystérieux mais capable par l’assurance qu’il dégage de révéler la femme dans ce qu’elle a de meilleur. A terme, la petite piou-piou s’épanouira dans l’ombre du grand fauve et lui dira merci, mon dieu, merci.

C'est chaud comment ?

Côté sexe, si de nombreuses fictions de new romance vont bien au-delà de l'érotisme qu'on lisait jadis (Harlequin, porté par Harper Collins, a depuis - question de survie - augmenté la température et diversifié ses collections - lire plus bas), les représentations restent dans leur majorité très standards - et paradoxalement empreintes de male gaze...

Pour rappel, le male gaze, c'est la dénonciation théorisée par la critique de cinéma Laura Mulvey, d'une vision masculine hétérosexuelle dominante dans les domaines culturels (la pub, le cinéma, le jeu vidéo, etc.). Par exemple, la scène du Mépris qui montre une Brigitte Bardot nue sur un lit quand Michel Piccoli est, lui, habillé est une parfaite illustration du male gaze (à noter que Jean-Luc Godard s'était affirmé en opposition à cette scène voulue par les producteurs du film). Bardot y est sexualisée à outrance, un véritable objet de désir - personne ne devrait être un objet contre sa volonté, pas même de désir.

Anastassia, tu ne voudrais pas tenter autre chose qu'un mec qui te domine avec sa carte de crédit ? Photo : Siorra Photography/UnsplashAnastassia, tu ne voudrais pas tenter autre chose qu'un mec qui te domine avec sa carte de crédit ? Photo : Siorra Photography/Unsplash

Ceux et celles d'entre vous qui ont lu Cinquante Nuances de Grey s'en souviennent : l'héroïne, Anastassia Steele, quoi que désirante, est d'abord une innocente qui n'a jamais eu de relation amoureuse et se voit dominée, sexuellement mais aussi dans la relation, par un homme de pouvoir. Elle devient sa "soumise" (je mets des guillemets par respect pour les personnes qui pratiquent réellement le BDSM, et qui réfutent le folklore des Cinquante Nuances de Grey et consorts). Mais qu’on ne s’y trompe pas : Grey n’est pas pour autant le méchant de l’histoire, non ; il est dans son rôle de mâle alpha - ce qui est bien naturel pour un homme - nous laisse-t-on entendre. D’ailleurs, cet homme au fond, c’est rien qu’un pauvre chaton : n’est-il pas un enfant adopté, dont la mère prostituée est morte par overdose le laissant profondément traumatisé et incapable de signes de tendresse ?

(Sob, sob !)

Qu'est-ce qui pose problème ?

Loin de moi l'idée de critiquer le fait d'aimer être attachée, fouettée, fessée - que sais-je ? Chacun est libre de ses fantasmes (j'ai d'ailleurs prévu d'écrire sur ce sujet important - abonnez-vous à ma newsletter si ce n'est déjà fait !). Le problème n'est pas le fantasme mais sa représentation. Pourquoi les héroïnes de new romance doivent-elles être plus jeunes et en position socialement inférieure à l'homme dont elles tombent amoureuses (Anastassia a 21 ans quand Grey a 27 ans ; elle est jeune diplômée quand il est archiboss) ? Pourquoi continuer à perpétrer la représentation d'un plaisir où le consentement se fait par voie subliminale, comme si les mots “je n’aime pas ceci”, “je préférerais cela” devaient dénaturer la puissance de la relation ? Pourquoi continuer à sublimer deux personnes qui se jettent l’une sur l’autre en s’arrachant leurs vêtements - ce qui est assez rare, vous en conviendrez ? Pourquoi le deal est qu’elle lui fasse plaisir, et qu’elle y trouve du plaisir en retour ?

Au hasard, Balthazar, en version post-#metoo. Photo : Balazs Fejes/UnsplashAu hasard, Balthazar, en version post-#metoo. Photo : Balazs Fejes/Unsplash

Si, comme dit plus tôt, aucune pratique sexuelle ne mérite la critique si elle est consentie par toutes les parties (vous pouvez bien pratiquer le furry sex et être excité par des personnes qui se déguisent en ours en peluche ; ou bien être exobiophile et rêver de vous mélanger avec des extraterrestres - ce sont vos délires, good for you), nous devrions nous éduquer suffisamment pour pouvoir déconstruire ce qui nous fait kiffer. Etre en mesure de mettre en pause nos consommations culturelles - particulièrement celles qui parlent de sexe - pour se demander : Eh, pourquoi ça me fait tant d’effet ? Pourquoi j’aime tellement me voir en petite fleur face au mâle dominant ? Pourquoi je rêve d’un homme fort qui me ferait perdre mes moyens ?

Cinquante nuances de Nolan - miam. Photo DRCinquante nuances de Nolan - miam. Photo DR

Réfléchir à ce qui nous excite, c’est se donner la possibilité de déconstruire les modèles toxiques. J’explique. Disons que je m’identifie à fond le reblochon à Anastasia Steele, que moi aussi, je rêve qu’un Christian Grey m’impose un contrat, un bandeau sur les yeux, des nœuds-nœuds de partout. Que me voir en victime désirante d’un tel mystère masculin me rende marshmallow. Ben j’ai le droit. Oui, oui : zéro souci avec ça.

Aux origines, il y a la transmission

En revanche, il peut être intéressant de se demander d’où nous viennent ces fantasmes, pourquoi on endosse volontiers le rôle de la jolie petite chose que le prince viendra chercher pour en faire une princesse. A chacune de faire son chemin. Il n’est pas exclu que les représentations traditionnelles, depuis les contes de fées dont j’ai déjà parlé aux jeux auxquelles doivent jouer les petites filles (poupées, dînette, etc.), en passant par les codes qu’on leur transmet sur ce qu’elles doivent faire ou pas, comment elles doivent se tenir, les vêtements qu’elles doivent porter, y soient pour quelque chose.

En écoutant les femmes autour de moi, j’ai pu être interpellée par cette projection de soi dans un couple new romance. Comme si la réussite en amour passait par le fait de performer non seulement son genre, mais aussi son couple (elle à l’écoute, ayant des projets, parlant sans arrêt ; lui, taiseux au contraire, allant de l’avant).

Comme si “réussite” et “amour” pouvaient être liés d’une quelconque manière.

Alors OK pour lire de la new romance, pour mouiller sur ce genre d’histoires. Mais ça peut valoir le coup de réfléchir aux représentations que nous nous faisons de nous-mêmes ans le couple, de ce que nous mettons sous le terme “amour”.

Et comme le diable s’habille en gris, j’aimerais vous rapporter le propos d’une autrice, Mélusine Pinson, qui, la trentaine, écrit des romances. Voici ce qu’elle m’a expliqué comme nous travaillions ensemble sur un texte pour VOXXX.

Dans les romances que je lisais, j’étais gênée par un certains nombre de ressorts dramatiques : le statut social élevé des personnages masculins comme levier érotique ; les scènes - nombreuses - où le personnage masculin "prend" et "possède" l'héroïne malgré elle, celle-ci finissant toujours par aimer cela. Je regrettais aussi que les femmes ne soient pas entreprenantes. J’ai écrit ma première romance, “Kiss me Baby”, avec l’idée de bouger les lignes : une héroïne très libre, plus de sensibilité et de vulnérabilité

“J'aime écrire des moments d'intimité différents : du consentement sexy, des pannes qui deviennent des occasions de confidence, l'expression de peurs, de doutes, de questions intimes...

“Mes personnages répondent pourtant à certains clichés, l'intrigue s'appuie sur la structure de la romance, mais je fais bouger des lignes avec des profils différents : des personnages LGBTQI+, des neuro-atyiques. Egalement des situations peu visibles comme l'asexualité, l'intersexuation...”

Pour lire Mélusine Pinson, justement, on revient à Harlequin.

Et sur la déconstruction de la new romance, je vous recommande vivement le livre de Camille Emmanuelle Lettre à celle qui lit mes romances érotiques, et devrait arrêter tout de suite (Les Echappés, 2017).

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Photo de profil : Hélène Muffarotto // La photo d'ampoules est de Jenn /Unsplash